[en cette veille du 8 novembre 2012, je rajeunis ce billet de deux ans]
« Oh je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne »
Christian Domec : Cécile, ces deux strophes te disent-elles quelque chose ?
Cécile Fargue : Elles me disent Prévert, bien sûr, et c’est vrai que Prévert a une place particulière dans ce livre. Une voix à part entière. J’y ai glissé beaucoup de ses mots. Pas pour faire joli simplement, non, mais parce qu’il y a une histoire derrière. Les choses sont souvent belles parce qu'elles parlent d'autre chose qu'elles-mêmes, elles ont un ventre plein. Paroles de Prévert était le livre que préférait Sébastien, celui qui l’accompagnait tout le temps. Je l’ai d’ailleurs toujours ce vieux poche. Alors, c’était important pour moi d’y faire référence. Et puis, quand il fait noir dans une pièce, on trouve logique d’allumer la lumière, banal. On se sent plus en sécurité, on y voit, on peut avancer, on ne se cogne plus aux murs. Les mots de Prévert c’est pareil. C’était pour lui sa manière de ne pas trop se cogner, de reconnaître son chez lui, de l’habiter. Et à titre personnel, retrouver ces mots, de les avoir cherchés sur le vieux poche – parce que tous les extraits qui sont dans le livre, ce sont des extraits que Sébastien a souligné de sa main même – c’était une façon de lui dire : ce livre c’est le tien, on l’écrit ensemble, vraiment.
CD : Sébastien c’est ce jeune garçon dont tu vas dire les mots, écrire les paroles dans Le Souvenir de personne. Sébastien, ce prénom — le prénom lui-même — est important pour toi...
Cécile Fargue : Mais c’est important un prénom, oui. Tu sais, petite, à l’école, j’avais été frappée, lorsqu’on en était venu à étudier l’épisode de la Shoah, frappée de cette phrase qui revenait sans cesse dans les témoignages des survivants « on nous avait enlevé jusqu’à nos prénoms ». Je crois en effet qu’il n’y a pas négation de soi plus profonde que cette absence d’identité. Cette absence aux autres. Un gosse sur un banc, on ne lui demandera pas son prénom. Et ça, ça ronge plus encore que la faim, que la peur. On ne peut pas crier à l’aide, personne ne peut venir, techniquement, on n’existe pas. De toute façon, on ne te regardera même pas, on te verra au mieux. Si on est décidé, on s’apitoiera un peu, mais pas sur toi, hein ! Sur ton état... De rien du tout, tu deviendra « conséquence de ton état, de ta misère... » point barre. L’individu derrière ? On s’en fiche. Pour avoir bossé quelques fois auprès de structures d’accueil de SDF, je vais même te dire une chose qui m’a toujours semblé incroyable. La première chose que l’on rabâche aux nouveaux arrivants, c’est de ne pas « s’attacher », de ne pas créer de lien intime, personnel... En gros, « tu donnes à manger, à boire, tu papotes un peu, mais ne vas pas t’aventurer à lui demander son prénom à ce malheureux ? » Et pourquoi donc ?! Parce que le malheureux risque de se croire humain, de se rappeler qu’en dessous son appareil digestif, il y a autre chose ? Alors bien sûr qu’il est important ce prénom. Son prénom. Sébastien.
CD : Oui, ne pas nommer c’est nier. Qu’X soit un linceul c’est la tentative de le faire à jamais. Nous retrouvons ce que tu dis des foyers d’hébergement dans les œuvres d’auteurs qui les fréquentèrent, je pense bien sûr à George Orwell, Dans la dèche de Paris à Londres, et, plus près de nous, à Robert Bruce, La Grande Nuit . Pourtant, la personne naît d’une première rencontre, elle le devient aussi par celles qui transformeront leur vie. Sébastien et toi, votre rencontre, c’est très visuel, tu la décris comme une « tempête que le si discret crissement d’un ongle sur une veste avait pu créer.» Un crissement ?
Cécile Fargue : Oui un crissement... Ça ne fait pas beaucoup de bruit un petit engrenage qui saute dans une mécanique bien huilée. C’est trois fois rien et ça a des conséquences gigantesques pourtant. Notre rencontre c’est vrai s’est faite sur un détail. Sur le geste de rejet de cette copine. Copine que j’ai revue il y a peu d’ailleurs et qui ne se souvient même plus de cette journée, encore moins de ce garçon croisé sur une place. Alors pourquoi, chez moi, ce geste a-t-il eu un tel écho ?... Je ne sais pas. L’évidence se passe d’explications, de démonstrations. Elle vous prend, consentant ou non, et voilà ! Mais, avec le recul, je crois que je l’attendais ce dérapage, cette « tempête », j’étais prête. J’attendais le déclic. On était deux à l’attendre ce déclic : lui pour commencer à mourir, moi pour commencer de vivre.
CD : Oui, tu as une phrase très forte en entame du livre : « La mort n’a pas fait de moi ta veuve. Je ne le serai jamais. Je suis notre descendance ». Tu n’avais que treize... quatorze ans et Sébastien, guère plus. J’ai été frappé, à la lecture du Souvenir par les yeux, les regards, leur présence. À votre première rencontre, Sébastien « était en train de fendre (ta) rétine ». Tu aimes regarder les voix, « la façon dont elles découpent les silences ». Lors d’une « passe » de Sébastien à laquelle tu assistes, tu t’écries : « Alors cette nuit je regarde, à m’en faner l’iris, je regarde ». Saisir un détail et lui donner une forme visuelle. Est-ce volontaire ? Malgré toi ? T’en aperçois-tu ?
Cécile Fargue : Comment dire... Tu sais, quand tu as face à toi un corps qui est en train de mourir, quand tu sais que le temps tu ne l’auras pas, que dans une heure, un jour, une overdose, un client barré peut t’enlever cet être... et bien tu prends ! Tu prends, tu prends tout ce qu’il y a à prendre. Et comme tu sais que demain n’est pas acquis, tu ne tends pas la main, tu ne projettes pas, tu ne fais pas de beaux projets, de belles promesses, tu creuses au contraire. Tu restes sur place et tu creuses, chaque instant. Tu le dissèques, tu le digères. Tu parles de l’importance des regards dans ce livre, Sébastien avait un regard qui vivait hors de lui, presque indépendant, animal. Une véritable intelligence de l’Instant. C’est une grâce, vraiment, je le crois. Et si j’ai pu transmettre ne serait-ce qu’un tout petit peu de cette grâce dans ce livre, j’en suis heureuse.
CD : À ce regard et à cette grâce, tu apposes le gris, le gris des situations, le gris des autres, non le gris uniforme et terne, mais le gris dans toutes ses nuances. La mère d’un ami, mort jeune, m’apprit que lorsqu’il eut son premier appareil photo il ne prit que des nuages, elle lui demanda pourquoi, il répondit : parce qu’il y a autant de variétés de gris que de nuances de couleurs. Ce sont ces gris là, il me semble, les tiens ; mais pourquoi ces gris ?
Cécile Fargue : Parce que le gris est humain ! Le noir ne l’est pas. Le noir c’est l’absence totale de lumière, c’est l’insupportable... et l’homme supporte. Supporte tout quoiqu’on en dise. C’est d’ailleurs ce qui le rend si misérable et grand à la fois, cette capacité à endurer, à faire la lumière. Le gris est beau parce qu’il est une création, LA création de l’homme, sa plus belle, sa plus personnelle. Je ne crois pas en dieu, certes, mais si je devais te donner une définition du gris, du gris comme je le vois, je te dirais que c’est la couleur que nous a laissé dieu, sa palette.
CD : Tu décris des actes, des situations, extrêmement dures : des crises de manque où le corps se crispe et les yeux se révulsent, les passes à la cruauté jouissives ; pourtant, sans les éviter, tu y mets de la grâce, de la pudeur. Tu n’obliges pas le lecteur à l’étalage descriptif, tu lui suggères, tu lui laisses toute liberté. Sais-tu que ton écriture frôle profond ?
Cécile Fargue : Profond je ne sais pas. Ces scènes que tu évoques je les ai vécues de plein fouet oui, elles m’ont transpercée violemment bien sûr. J’aurais pu les livrer telles quelles, brut de décoffrage, sans... Mais c’est justement ce « sans » qui ne va pas ! Il n’y a pas eu de « sans ». Même dans la violence de l’instant vécu, il y avait l’Autre, sa présence, ce partage même dans l’immonde. Voir le garçon qu’on aime se faire baiser à quatre pattes sur le bitume pour 100 balles, se faire humilier, maltraiter... ne pouvoir rien faire... évidemment que c’est dur oui ! c’est mourir mille fois, c’est pire que ça ! Mais c’est le garçon qu’on aime ! C’est lui, on le reconnaît, même là. De ton ventre au sien, il y a ce cordon qui te lie, toujours. Et ce cordon, tu n’as pas le droit de trancher dedans, tu dois le protéger, c’est la seule chose qui compte dans ces moments là. C’est sans doute cela qui « frôle ».
CD : Oui, sans doute. Il remue beaucoup le lecteur, ton livre
peut-être précisément parce qu’il frôle.
J’aurais encore beaucoup de questions à te poser, celles auxquelles le livre ne
répond pas : comment tu l’as écrit, pourquoi avoir risqué de mettre tes
brouillons sur le web, etc. Il se fait tard, l’heure du thé quoi. Je n’en garde
donc que deux.
Tu sais, je suis très fier — enfin, fier n’est pas tout à fait le mot — de
publier Le Souvenir de personne. Je sais que tu as été approchée par
des maisons d’édition, pourquoi avoir choisi mes — si petits —
penchants ?
Cécile Fargue : Pas pour tes beaux yeux, je le confesse ! rire... Tu sais je n’avais pas envie de faire de ce livre un « produit de consommation ». Comme tout auteur, je crois, j’ai commencé à frapper aux portes connues pourtant. Une d’entre elles m’a même répondu en effet, une chance inouïe pour un premier bouquin, je le sais. Mais elle voulait un peu plus de trash... de détails crus... Ce n’était pas formulé ainsi bien sûr, mais je n’ai pas aimé ce que ça sous-entendait : vente ! vente ! vente ! Faut vendre, faut attirer le chaland, faut montrer à voir ! Alors j’ai dit non. Une belle connerie peut-être, mais je l’assume complètement. Ce livre, ce n’est pas un « vrai » livre. Je veux dire par là que ce ne sont pas des mots, des phrases enchaînées pour faire de la littérature, pour faire beau, pour dire « oh vous avez vu comme elle écrit bien, comme c’est bien tourné, fichu.... ». Ce livre n’est pas de la littérature, c’est... quelque chose de vivant à mes yeux. Et tu as compris cela en le lisant et c’est pour cela que j’ai choisi de le sortir chez toi.
CD : Tant pis pour mes yeux, dorénavant je porterai lunettes. Mais avant, une petite dernière : as-tu une, une seule, question à me poser, là, à l'instant ?
Cécile Fargue : Non... Sébastien aurait certainement quelque chose à te dire, lui, mais il n’y a plus besoin de moi pour ça maintenant.